11/04/2010

François Herr, l’homme du Cinérama - un acteur de l’histoire des médias spéciaux


François Herr s’est éteint en ce début d’avril.
François n’aimait pas les discours.
C’est le signe le plus sûr qu’il est mort qu’il ne puisse plus se soustraire à celui-ci ni par un mouvement de corps ni par une réplique cinglante.
François n’aimait pas les discours. Il s’en méfiait.
Cela ne facilitait pas nos relations, moi qui accorde bien des vertus à la parole.

François aimait faire avec ses mains et avec sa tête.
Mais j’ai appris que dire, c’est aussi faire.
Ecrivant ces mots, ce qui importe le plus, ce n’est pas ce que je dis, mais le fait que je salue cet ami à terre.

François était un « personnage », comme on dit, avec un caractère de cochon, des emportements, des jugements excessifs et définitifs qui interdisaient parfois le débat.
Encore une manière de refuser le discours.
A force je me suis demandé pourquoi et comment un tel misanthrope pouvait avoir tant d’amis ?
C’est que derrière cette façade, il y avait autre chose.

François était un tendre et sa meilleure défense était l’attaque.
Je ne peux m’empêcher de soupçonner que la vie lui a du sans doute lui être parfois bien dure pour qu’il se croie obligé de développer une telle carapace.

François était aussi un homme de passion.

Cette tendresse, cette passion rentrées, elles explosaient en quelques situations bien précises. Il en est une que les gens qui l’ont approché ont tous connue, c’est quand il parlait du cinérama.
Nous n’avions pas toujours la patience ni gentillesse de lui envoyer des signaux montrant que nous que nous partagions son enthousiasme et son excitation.
Ce sont ces petites indifférences, ces petites négligences à l’autre qui peuvent créer le regret, le remord d’avoir manqué des occasions d’amitié pour toujours.
Je suis sûr pourtant qu’il ne nous en a pas voulu.

François était pudique et timide. Il n’aurait pas accepté que derrière ce goût archéologique pour le Cinérama, pour ce qu’il faut bien appeler une bizarrerie des formats cinématographiques, on débusque son inaltérable émerveillement de petit garçon. Je suis sûr que cette passion s’ancrait dans le regard d’un enfant des années 60 qui devait se perdre dans l’écran sans bord où s’étalait l’image sans limite des plaines de l’ouest. C’est là qu’il a du mettre pour jamais ses pas dans le sillage de John Wayne, de Gregory Peck et de James Stewart, d’Henry Fonda et de Richard Widmark.

François s’entourait d’un rideau de fumée qui trompait souvent son monde. En réalité, il protégeait ses émois enfantins pour ces pays de rêve, pour ces paysages infinis et pour ces héros merveilleux derrière une attitude de l’adulte à qui on ne la fait pas. Ça prenait parfois des formes bizarres, comme sa défense irraisonnée du cinéma argentique, des mérites irremplaçables du 35mm, et c’est ce qui lui faisait jouer les Matamore toujours prêt à en découdre avec la vidéo qui allait tout détruire.

François avait trouvé refuge dans le décalage. Je ne serai pas étonné que l’on retrouve dans ses papiers un scénario d’un Don Quichotte en cinérama. Et j’imagine qu’il en avait déjà fait le casting. Il avait choisi autour de lui l’amour de Don Quichotte, Dulcinée du Toboso et il hésitait encore entre plusieurs Sancho Pança (qu’ils me pardonnent s’ils se reconnaissent).

François défendait le passé, non pas parce qu’il refusait le progrès, mais parce qu’il ne faut pas se laisser voler toute son enfance, surtout quand on s’en est fait voler de grands pans.

J’ai essayé de trouver dans son histoire un épisode qui symboliquement pourrait exprimer un peu toute cette histoire.
Je crois en avoir trouvé un : c’est l’épisode du Panrama de l’Espace Gaieté dont il s’est occupé pendant des années.

François aimait la gaité, mais l’espace a été fermé.
Et pour François au fond, tout était cinéma, c’est le sens même de panrama, un cinéma total.

Si François tenait parfois des propos enfiévrés sur les gangs africains du quartier, sur les politiques corrompus – au point que cela lui a valu un temps chez moi le surnom de Corléone – et si on passait sur tout ça, c’est parce qu’en fait, inconsciemment on savait qu’il ne s’agissait pas d’une position idéologique, mais une façon de dire ses frustrations et ses fureurs contre ce monde. Et lui, l’ennemi des discours, il lui fallait bien pourtant s’exprimer.
J’ai compris qu’il le faisait avec l’excès de Taxi Driver ou de Main basse sur la ville.

François était au fond un personnage du cinéma.
Et aujourd’hui on peut se consoler en pensant que François nous joue cinéma paradiso.

Chacun connaît l’expression qui dit que « les cimetières sont pleins de gens irremplaçables ». François n’avait pas une once de prétention qui justifierait qu’on lui applique une telle sentence.
Si on l’employait à son endroit, on pourrait y voir notre inquiétude sur ce que deviendra son bébé – Cinématériel. Et c’est une préoccupation.
Puis-je souhaiter que ceux qui ont un pouvoir sur la suite ne se trompent pas (et je ne voudrais pas être à leur place) parce qu’il va falloir effectivement imaginer la fin de l’histoire à sa place.
Or cette aventure était issue de son identité profonde, c’était une histoire humaine avant d’être une machine économique, même s’il ne pardonnerait pas qu’on néglige cet aspect des choses à laquelle il était tant attaché.
François était dur en affaires parce qu’il n’y a pas d’autre solution que de se défendre économiquement.
Mais si nous nous sentons en communauté avec lui, c’est parce que pour lui comme pour nous, le monde ne se ramène pas à une somme d’intérêts particuliers. Et qu’à travers Cinématériel, il aura été – comme pas mal d’entre nous - un acteur de ce moment de l’histoire du cinéma et de l’image.

J’ai eu le cœur brisé quand je l’ai vu sur son lit d’hôpital. Où étais-tu toi le François que j’ai vu, rayonnant de joie et d’inquiétude au pied de l’hélicoptère qui allait emporter la monture en 360° au dessus du vieux port de Marseille, trouver d’instinct les solutions techniques pour que tout ne capote pas dans la catastrophe ?

Quand je t’ai rendu une avant dernière visite, je savais que tu étais en train de mourir.
Ma peine n’était pas de perdre une relation, de sentir que j’allais être privé d’un affect.

François était un personnage, un acteur dans les films qu’il s’inventait en guise de monde et de vie.
François était un acteur dans l’histoire de l’image et en particulier d’une image qui m’est chère, celle non conventionnelle, non standardisée des formats spéciaux qui, par leur bizarrerie, par leur décalage, par leur irréductibilité échappent à la convention d’autres formes d’images et parviennent à montrer et à capter quelque chose du monde qui peut nous parler.

C’est ce rôle qu’il a du arrêter inopinément et j’ai besoin de dire que l’on va être bien embêtés nous qui avons de fait eu l’envie de jouer dans la même pièce.

Nous allons être bien embêtés que cet homme-là cesse d’inventer la rengaine répétitive et pourtant nécessaire qui constituait sa partition.
François, c’est un instrumentiste à la tonalité unique qui a cessé de jouer dans ce qui est notre musique, à nous, ce groupe que nous formons dans le concert de la création d’images que nous donnons depuis des années.

La vie est une symphonie qui s’arrête par morceaux.
Un acte s’est achevé.
D’autres prendront le relais avec d’autres airs, d’autres musiques.
Mais nous, en attendant, jouons encore plus fort pour qu’on n’entende pas son silence.
 

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